Fatou Yo, un conte africain

Sommaire

Tu seras une femme, ma fille

Fatou avait 12 ans, elle habitait dans un petit village près de la frontière orientale du Sénégal, à quelques encablures du Mali. Elle était la troisième d’une fratrie de dix enfants. Les temps étaient durs à cette époque, nous étions à la fin de la deuxième grande sécheresse qu’avait connue le Sahel, celle des années 80, et la terre était encore si dure à labourer, craquelée, une poussière rêche et rougeâtre sur laquelle son père s’évertuait chaque jour à faire pousser leur maigre pitance.

La famille avait quelques bêtes, des poules au plumage terne, qui cherchaient vainement et idiotement à picorer des graines qui ne germaient pas, une vieille chèvre dont on tirait un mince filet de lait amer, et une génisse toute osseuse que l’on gardait et dorlotait comme Abel aimait ses bêtes, jusqu’au jour où les temps se feraient plus durs et que le labeur de Caïn ne donne plus les fruits rêvés.

Point de confort « moderne » pour eux, le chef-lieu de canton le plus proche était à quelques centaines de kilomètres, là-bas, vers l’ouest, là où il y avait de l’eau que l’on ne puisait pas au puits, des lumières que l’on n’allumait pas avec une brindille.

Fatou se levait chaque jour au petit matin, avant même d’ailleurs que ne pointe le jour, se détachant difficilement de la chaleur de sa petite sœur avec qui elle dormait, sur une natte à même le sol. Elle sortait doucement de la case, sans faire de bruit, pour ne point réveiller sa mère exténuée d’avoir essayé de préparer chaque jour de quoi faire un peu de bruit dans leurs estomacs.

Fatou allait au puits, dans la nuit, tournant le regard vers l’est, pour que les premiers éclats du Soleil viennent illuminer ses yeux. Elle rêvait d’aller, là-bas, vers l’ouest, comme son grand frère déjà parti, pour apprendre à lire et à compter.

Chaque jour était un éternel recommencement, une vie de Sisyphe, sans changements. Un jour, pourtant, tout changea, tout bascula. La sœur de son père, l’ainée, celle dont les paroles ne souffraient d’aucune contestation, vint un soir, tenir un long conciliabule avec ses parents, son père acquiesçant à ses mots sans rien dire, sa mère prostrée sans oser placer un mot. A la fin de leur conversation, sa tante se leva, regarda Fatou et s’en alla.

Le lendemain, avant même que ne sonnent les premiers cris du jour, Fatou fut réveillée par sa mère, qui semblait avoir les larmes aux yeux. En levant le regard, elle vit deux femmes se tenant près d’elle. Sa mère lui demanda de les accompagner, de ne pas s’inquiéter, que c’était ses autres mamans, qui s’occuperaient bien d’elle et la ramèneraient au soir ou peut-être demain.

Fatou suivit ses « autres mamans », elles marchèrent des kilomètres, s’enfonçant dans la terre, jusqu’à arriver à un village qu’elle ne connaissait pas, et pourtant elle était souvent allé bien loin avec sa mère, ramasser du bois. Ce n’était même pas un village d’ailleurs, juste trois cases, d’où ne sortaient que des voix féminines.

Une des femmes amena Fatou dans une des cases, lui demanda d’ôter son pagne, en lui tendant un seau et d’attendre jusqu’à ce qu’on vienne la chercher. Fatou accueilli l’eau glacée sur sa peau avec grand bonheur, car elle avait chaud et la route avait été longue. Une autre femme entra et lui remis un pagne, tout neuf, si beau et lourd que Fatou peina à l’enrouler autour de sa taille.

Dans la pénombre et la fraîcheur de la case, Fatou attendit, des heures, jusqu’à somnoler. Elle fut réveillée par sa tante, qu’elle reconnue de par sa grande taille et ses traits paternels plus affinés. Celle-ci lui demanda de la suivre, et Fatou lui emboîta le pas, dans un état de rêves et de songes. Il faisait quasiment crépuscule, et l’on distinguait à peine les contours des cases aux alentours.

Elles arrivèrent devant l’une d’entre elles, devant laquelle attendaient quatre autres femmes aux tenues similaires. Elles entrèrent et sa tante intima doucement l’ordre à Fatou de s’assoir sur une natte légèrement surélevée par une paillasse en bois.

Une vieille femme entra, tenant un paquet enroulé de tissus dans sa main. Elle fit un large sourire à Fatou et se tourna vers sa tante, en lui demanda si tout était prêt. La tante hocha de la tête et se courba vers Fatou. Elle lui dit de ne pas avoir peur, car aujourd’hui son jour était arrivé, qu’elle ne sentirait rien et que c’était pour son bien. Pendant qu’elle lui parlait doucement, les quatre autres femmes maintinrent Fatou par les bras et les jambes, en les écartant…

Fatou, prise de panique, tourna des yeux affolés vers sa tante, mais avant même qu’elle ne put prononcer un mot, elle sentit le froid brûlant de la lame dans sa chair.

Elle hurla, se démena, se débattit, mais les femmes la tenaient fermement. En larmes, sentant s’écouler d’elle tout le sang de son corps, elle entendit les femmes qui chantonnaient une litanie : « Tu es une Femme aujourd’hui, tu es nous, tu es notre sœur, tu es notre mère, tu es une Femme aujourd’hui…»

Elle s’évanouie, dans la douleur des larmes et du sang…

Sur les pas de Nafissatou Diallo

Fatou fut ramenée chez elle une semaine plus tard, par les mêmes femmes qui étaient venues la prendre. Aucune parole ne fut échangée durant le parcours, ses accompagnatrices semblant pressées de retourner à leurs occupations.

Fatou se sentait meurtrie dans sa chair et dans son âme, au plus profond d’elle – même, c’est comme si on lui avait ôté toute vie. Elle resta muette des jours, blottie dans un coin, aphone, seules les larmes coulaient de ses yeux ternes, qui paraissaient avoir perdu toute lumière.

Elle refusait de s’alimenter, ne répondait pas aux câlins de ses petits frères et de sa sœur, qui ne comprenaient pas pourquoi elle était comme cela, ni à la douceur que sa mère essayait de lui montrer, ni aux injonctions gênées de son père. Elle pensait au même sort qui serait réservé sa petite sœur, et se jura intérieurement de tout faire pour lui éviter ce qu’elle avait subi. Elle en voulait énormément à sa mère, qui était restée impassible et muette le jour où sa tante était venue et surtout à son père, qui lui avait dit à son retour que toutes les femmes avaient le devoir de passer par cette épreuve si elles voulaient avoir un bon mari et être une bonne épouse et mère.

D’ailleurs, son père lui dit qu’il allait la donner en mariage à un de ses oncles, qui avait un grand troupeau et pourrait subvenir largement à ses besoins et à ceux de sa famille. Ce jour-là, Fatou, pour la première fois, se révolta, et du haut de ces 12 ans, dit à son père qu’elle se tuerait sur son lit de noce s’il la forçait à épouser un vieillard qu’elle n’avait jamais vu.

A son grand étonnement, sa mère se fit son alliée, en suppliant son père de lui accorder au moins le temps et le droit de grandir un peu, et d’attendre dans quelques années avant de vouloir la donner en mariage. Peut-être était-ce pour sa mère une manière de se racheter…

Les semaines passèrent, la vie repris son train-train, Fatou reprenant son chemin vers le puits au petit matin mais ne reprenant pas goût à la vie.

Un jour, son grand frère, celui qui était à l’école des blancs, là-bas, au chef-lieu de canton, arriva. Il était en vacances, et était venu aider son père dans les travaux champêtres.

Il vivait chez un lointain parent, qui avait accepté à contre cœur de l’héberger, au nom des sacro-saints liens de cousinage entre son père et lui. Le parent en question était en effet le fils du frère au beau-frère de la tante de la grand-mère de son père.

Son frère adorait Fatou, malgré ou peut-être grâce à leur grande différence d’âge. La mère de Fatou avait en effet mis au monde deux garçons, et était restée ensuite de nombreuses années, déjà vieille, avant de donner naissance à son troisième enfant, et aux autres, après maintes fausses couches.

Le grand frère s’asseyait près de Fatou, sentant sa peine et sa tristesse, et lui racontait les histoires de « là-bas, la ville, town ba[1] »… Il lui disait que « là-bas » il y avait des voitures et des camions, des maisons et pas des cases faites de banco, des gens qui portaient ce que l’on appelait des costumes et des cravates.

Il y avait même, lui dit-il un jour, des femmes, des filles, qui allaient à l’école, et apprenaient à lire et à compter !

Il y avait même, lui dit-il, des femmes qui travaillaient, et même d’autres qui écrivaient des livres, qu’on étudiait. Ce furent ces derniers mots qui suscitèrent le plus l’intérêt de Fatou, qui le pressa de questions.

Il lui dit qu’il avait même eu un jour entre les mains le livre d’une de ces femmes, Nafissatou Niang Diallo, qu’elle s’appelait, et avait écrit un livre qui se nommait « De Tilène au Plateau: Une enfance dakaroise » !

Ah, Dakar ! La capitale, la destination dont tout le monde rêvait ! Certains de ses amis qui étaient partis, quittant le village, pour aller tout là-bas, vers les rêves et les mirages de la capitale.

Son grand frère lui dit qu’un jour, tôt ou tard, il partirait vers « Ndakarou Ndiaye », comme ses amis partis et revenus en « vacances au village » lui disaient, engoncés dédaigneusement dans leurs costumes trop grands ou trop étroits, souffrant sans un mot de la chaleur et de la poussière, se refusant à porter le farou mbam[2] et la culotte.

Fatou se jura sur sa vie d’aller faire comme ces femmes, celles qui apprenaient à lire et à compter, et un jour, d’aller vers l’océan, pour voir la mer dont on lui parlait tant… Elle le dit à son père et à sa mère, qu’elle voulait aller à l’école, ce que son père refusa catégoriquement, sa mère se rangeant docilement derrière le refus de son mari.

Ils se disputèrent des jours et des jours, sa mère ne comprenant pas pourquoi sa fille voulait tant aller faire quelque chose dont elle n’avait pas besoin pour être une bonne mère, un digne femme de foyer.

Ce fut son grand frère qui vint la soutenir, parlant des heures avec ses parents, les rassurant, leur disant qu’elle pouvait habiter avec lui, qu’elle serait en sécurité et que de toute façon elle reviendrait le plus souvent possible.

Ce fut son père qui abdiqua en premier, sa mère refusant toujours de la laisser partir, arguant du fait qu’elle n’aurait personne pour l’aider dans les tâches ménagères, car sa petite sœur était trop jeune pour apporter son soutien. Elle se résigna finalement et il fut convenu que Fatou partirait avec son frère le jour de son retour vers le chef-lieu de canton.

Ce jour arriva, et Fatou, vêtue d’une tenue que sa mère avait quand même tenu à lui confectionner, avec pour tout bagages un maigre sac contenant ses quelques habits, se retrouva sur la route, tenant fermement la main de son frère, apeurée et intimidée, attendant que la charrette qui devait les amener arriva.

Ses parents ne l’avaient pas accompagnée, ils lui avaient dit au – revoir sur le pas de leur case, en priant et en la confiant à Dieu. Yalla Ya Na ![3]

Fatou vit poindre au loin la « calèche » et comme un dernier geste, qui semblait à un regret, se retourna, pour regarder une dernière fois le chemin qui menait à chez elle.

Elle sourit, pleura, en pensant à sa petite sœur, serra plus fermement la main de son frère et tourna enfin son regard vers son nouvel horizon… qui l’amenait sur les pas de Nafissatou Niang Diallo…

Un mince filet de goudron, vers l’horizon

Les premières années de Fatou à la « ville » furent difficiles. Le chef-lieu de canton était une petite bourgade, avec une rue principale en latérite boueuse, deux à trois bâtisses administratives et quelques commerces qui vendaient des babioles introduites par les contrebandiers qui traversaient comme ils voulaient une frontière passoire que les douaniers ne se donnaient même plus la peine de surveiller, préférant prélever leurs « dus diouti »[4] à chaque passage de marchandise frauduleuse.

Il y avait un petit dispensaire, si délabré, que même les malades ne souhaitaient pas s’y soigner, préférant aller chez le marabout ou le médecin traditionnel sorcier du coin. L’infirmier affecté au dispensaire passait ses journées à chahuter les jeunes filles qui passaient, en mâchant continuellement de la noix de cola qu’il crachait sans vergogne sur le pavé carrelé bleu et grisâtre du poste de santé. Il pratiquait, cependant, de manière clandestine, lorsque des cas «particuliers » qui ne souhaitaient pas s’encombrer d’un colis indésirable venaient à se présenter nuitamment…

Fatou et son grand-frère habitaient chez leur « oncle », celui qui avait «gracieusement» accepté de les héberger et de les nourrir… Elle dormait dans une petite chambrette, que l’aînée de la famille avait avec dédain et mépris accepté, bon gré, mal gré, de partager avec la « paysanne », qui dormait à même le sol.

Il fallait bien cependant que Fatou paie la générosité de son hôte, d’une manière ou d’une autre. Il fut donc convenu qu’elle aide aux travaux ménagers. Cette «aide» se concrétisa bien rapidement en «travail en plein temps» pour Fatou, qui, comme autrefois au village, se levait avant l’aube, pour balayer toute la concession, nettoyer, récurer, ramasser, ranger, jusqu’à ce que la maîtresse de maison lui montre un air mi- satisfait et suffisant et l’autorise enfin à aller se laver pour courir à l’école.

Fatou avait beaucoup de retard à rattraper, et était de loin la plus âgée de sa classe, ce qui entrainait les moqueries de ses petits camarades de six à sept ans. Elle mettait cependant beaucoup de volonté à étudier, apprendre à lire et à écrire, ânonnant et épelant chaque mot qu’elle apprenait.

Malgré ses yeux lourds, chaque soir, jusqu’à tard, elle veillait, à la lumière d’une lampe à pétrole fumeuse et suffocante, pour mieux comprendre les mystères des lettres et des chiffres. Heureusement, son grand frère était là pour la soutenir, mais la plupart du temps il ne cessait de lui ressasser, comme une litanie, ses rêves d’aller là-bas, à Ndakarou[5], là où tout était plus facile, plus beau, là-bas où tout le monde était riche et vivait dans une belle maison.

Le pauvre ne savait point que des années plus tard ses propres enfants lui ressasseraient leur rêve, d’aller, par tous les moyens et au péril de leurs vies, sur de frêles esquifs, là-bas, à Barça[6]

Un jour pourtant, son grand-frère parti, et lui promis de revenir, bientôt, pour venir la chercher. Fatou ne le revit que bien des années plus tard, l’ayant enfin retrouvé, après des années à le chercher, dans une bicoque en bois toute branlante, rongée par les mites et l’humidité, parmi tant d’autres, au milieu d’une banlieue de Dakar, si pauvre, si insalubre, que l’on se demandait si les pauvres âmes qui y vivaient n’auraient pas fait mieux de continuer à bécher leurs maigres terres et à pousser leurs troupeaux au gré du vent…

Fatou se retrouva seule, supportant en silence les railleries de l’aînée de filles de sa famille d’accueil, de remontrances de leur mère et des regards inquisiteurs et concupiscents du père. Elle ne gardait courage que grâce à sa soif d’apprendre, et s’évadait chaque jour en classe, parmi ses camarades, qui avaient cessé de se moquer d’elle et la traitaient avec amitié.

Même ses maîtresses et maîtres s’étaient pris d’affection pour elle, lui donnant quelques fois de la nourriture, des biscuits, et un peu d’argent, que Fatou avait pris soin de soigneusement cacher dans une boite de tomate en fer blanc.

A la maison, l’atmosphère devenait de plus en plus lourde, car Fatou devenait une jeune fille, sa puberté naissante faisant poindre ses seins, ses formes de plus en plus belles et attirantes, avec ses courbes et ses hanches que cachaient difficilement ses pagnes. Son « tonton » l’épiait continuellement, quand elle sortait de la douche, quand elle se penchait pour balayer la cour, alors qu’il était allongé sur sa natte, ayant l’air de somnoler, ses yeux mi-clos suivant du regard la jeune fille, alors que sa main faisaient semblant d’égrener son chapelet.

Une nuit, il tenta même de la surprendre, alors qu’elle sortait de son bain, son pagne noué jusqu’à hauteur de ses seins. Elle cria si fort, de surprise et de peur, que le bonhomme détala, mais pas assez vite pour que la maitresse de maison ne le surprenne. Elle ne dit rien, mais regarda Fatou d’un air si haineux que le sang de la jeune femme se glaça.

Le lendemain, le maître de maison, d’un air penaud, et le regard bas, alors que sa femme était assise à ses côtés et regardait Fatou fixement, annonça à la jeune fille qu’il avait décidé, « pour son bien », de la confier à une de ses cousines qui vivait à Dakar, afin qu’elle puisse y poursuivre dans de « meilleures » conditions sa scolarité. Elle partirait ainsi à la fin du mois, malgré le fait que l’année scolaire n’était pas terminée. Fatou ne protesta pas, de peur que ses hôtes ne décident de la renvoyer au village…

La fin du mois arriva, et Fatou fut accompagnée par son oncle jusqu’à la gare routière de la ville. Elle monta dans un car bondé, qui tombait en morceaux, avec comme chauffeur un vieillard si rouillé et plissé que ses cheveux blancs sur son bonnet multicolore effiloché semblaient prendre couleur latérite.

Le vieux minibus coloré pris la route tant bien que mal, cahotant et crachotant, bravant nids de poules et gros cailloux jusqu’au mince filet de goudron qui menait là-bas, vers un nouvel horizon, vers Ndakarou (Dakar)…

Un lit de peines et de paille

­— Fatou, Fatou, lève-toi, paresseuse, il est l’aube !

 Hmmmm… répondis la jeune fille, encore dans son sommeil

— Lève-toi, te dis-je, il est l’heure, lui répondit la vieille Nogaye, en tirant brusquement le maigre drap troué qui servait de couverture à Fatou.

— Oui, tata, je me lève, tout de suite, murmura Fatou, se relevant, de peur de recevoir des coups.

— Combien de fois devrais-je te dire d’arrêter de m’appeler « tata » ! Je ne suis ni ta tante, ni ta mère ! Lève-toi et va aider Lama à la cuisine !

Elle ouvrit les yeux et vit le soleil de cette froide matinée de décembre poindre tristement au travers d’un claustra, un mince rayon venant réchauffer la pointe de ses pieds.

Elle regarda autour d’elle, sa mémoire lui rappelant, comme chaque douloureux matin, que non, elle n’était point dans un lit douillet, mais bel et bien couché sur un mince matelas posé à même le sol d’une chambrette de bonnes, qu’elle partageait avec d’autres domestiques.

Cela faisait neuf mois qu’elle était arrivée à Dakar, se berçant de rêves et d’illusions durant tout le trajet la menant à la capitale. Mais elle avait dû faire face à la dure réalité à sa descente du bus, ne voyant personne pour l’accueillir.

Désemparée, ne sachant où aller, elle s’était fait escroquer par un jeune « boy town », rat de la gare routière des Pompiers, casquette sale et usée vissée sur la tête, jeans déchiré, cigarette au bec, aux yeux injectés et lourds de « yamba ».

La voyant tourner en rond, hésitante, il s’était en effet rapproché d’elle, lui demandant avec gouaille et gentillesse si elle n’était pas perdue.

Il avait repéré de loin une proie facile, ces péquenauds, ces « ngaka », comme il disait, débarquant tous les jours de la campagne pour se perdre dans les méandres de leurs rêves urbains inaccessibles.

La jeune fille, d’abord méfiante, se laissa convaincre par le garçon, qui, après quelques renseignements pris sur elle et les personnes qui devaient l’attendre, lui affirma qu’il les connaissait et pouvait l’amener jusqu’à eux.

Il fallait cependant prendre un taxi « clando », pour se rendre chez ses hôtes, lui dit le jeune homme, et bien qu’il puisse l’y conduire, il n’avait pas assez d’argent pour payer le transport.

Fatou se proposa, naïvement, de lui remettre ses économies, le jeune homme faisant d’abord mine de refuser, et lui demandant, après avoir empoché l’argent, de l’attendre, le temps pour lui d’aller trouver un taxi qui les mènerait à destination.

Fatou le vit disparaitre dans les ruelles des baraquements qui entouraient la gare routière, un pincement prémonitoire au cœur. Elle ne bougea cependant pas, attendant, espérant. Elle attendit des heures, les voyageurs, rabatteurs, chauffeurs passant devant elle, comme si elle n’existait pas.

Midi arriva, puis 16h, et la fin de journée s’annonça. La pénombre prenait le pas sur le jour, les gens se faisaient de plus en plus rares. Au loin, Fatou entendit un Muezzin appeler à la prière du crépuscule.

La jeune fille prit son courage à deux mains, se disant qu’au moins si elle priait, Dieu, peut-être, surement, viendrait à son secours…

Elle entra dans la Mosquée de la gare, et se dirigea vers la partie réservée aux femmes. Elle s’agenouilla auprès d’autres, voilées, qui psalmodiaient leurs litanies en égrenant leurs chapelets.

La jeune fille pria, pria, supplia… Elle resta là, après l’heure, rassurée d’être dans un endroit de piété. Elle ne vit pas le temps passer, les ombres s’allonger, ni la nuit s’épaissir autour d’elle. Percluse de fatigue, elle s’endormit, à même le sol de la Mosquée.

Elle fut réveillée par une douce main qui la tapotait l’épaule. En ouvrant les yeux, elle vit une femme, voilée, qui était venu au petit matin faire la prière de l’aube.

Personne ne s’était rendu compte de sa présence dans la mosquée, les hommes n’entrant presque jamais dans l’espace des femmes.

— Ma fille, que fais-tu ici ? Lui dit la femme, relativement âgée

— Je suis perdue, maman, répondit Fatou

— D’où viens-tu ?

— Je suis arrivée hier de mon village, je devais retrouver des parents à la gare routière, mais ils ne sont pas venus. Un jeune homme a proposé de m’aider et m’a volé tout mon argent.

— Mon Dieu ! Tu es bien éprouvée, ma pauvre fille ! Accompagne-moi après la prière, nous irons chez moi, tu pourras t’y reposer et manger avec nous.

— Merci « maman », lui répondit Fatou, en fondant en larmes.

Elles partirent donc, la dame faisant monter la jeune fille à ses côtés dans une voiture conduite par un chauffeur taciturne. Fatou remercia Dieu d’avoir mis sur sa route cette dame si bienveillante. Cette dernière lui expliqua qu’elle était venue raccompagner à la gare une de ses invités qui rentrait sur Saint-Louis et l’heure de la prière l’ayant trouvée là-bas, elle avait décidé de prier sur place.

Après une dizaine de minutes de route, elles arrivèrent devant une grande maison à étages, entourée de bougainvilliers et gardée par un vigile en uniforme. Elles entrèrent et traversèrent une cour, aussi grande que la concession familiale du père de Fatou…

La bonne dame, que tout le monde dans la maison appelait « Badiène », appela une de ses domestiques, du nom de Nogaye, une vieille fille toute rêche et mal tressée, à qui elle demanda d’installer Fatou dans un petit bâtiment réservé aux gens de maison, situé dans la cour arrière.

La vieille domestique regarda Fatou d’un air méprisant, renifla d’un air hautain, mais discret pour ne pas se faire remarquer par sa maitresse, et guida la jeune fille jusqu’au bâtiment en question. En chemin, Fatou l’entendit marmonner des mots inintelligibles en wolof, qu’elle prononçait tout en la regardant d’un air furieux. Manifestement elle ne l’appréciait guère, cette petite paysanne intruse venue bousculer ses petites habitudes et son confort.

— Tu t’installeras là, lui dit Nogaye, qui était la gouvernante de la maison, en lui désignant un petit matelas dans un coin d’une chambre mal éclairée. Mais avant tout va prendre une douche et ensuite tu me retrouveras dans la cour !

— Merci tata, lui répondit Fatou

— Je ne suis pas ta tante, ni ta mère, ni une quelconque de tes parentes, lui répondit sèchement Nogaye, tiens le pour dit, nous ne sommes pas et ne serons jamais amies !

La maison comptait une dizaine de domestiques, dont un boy aux allures efféminées qui faisait la cuisine, un gardien toujours dans son uniforme crasseux avec une matraque attachée à sa ceinture et un képi de gendarme qui datait d’avant l’entre deux – guerres, et Gora, le chauffeur taciturne, qui ne s’éloignait jamais guère du garage de sa patronne, où étaient parquées trois véhicules rutilants.

Badiene était veuve, son époux, un grand dignitaire lébou de Dakar, décédé quelques années plus tôt, elle ne s’était jamais remariée. Elle avait trois enfants, une fille et deux garçons, dont l’ainé, Ablaye, âgé de vingt ans, était parti poursuivre ses études universitaires en France, tandis que les deux autres, Maimouna, quinze ans, et Moustapha, treize ans, poursuivaient leur scolarité dans une des écoles huppées de Dakar. Les enfants étaient gâtés à outrance par leur mère, qui leur passait tous leurs caprices et accédait à tous leurs moindres petits désirs. Ils affichaient un mépris royal à l’égard des domestiques, ne leur adressant la parole que pour leur donner des ordres ou les insulter.

Badiene était une grande commerçante, possédant plusieurs cantines dans les grands marchés de la ville, à Tilène, à Sandaga, à Colobane. Elle était en permanence parée de nombreux bijoux en or, si nombreux que lorsqu’elle marchait au Soleil celui-ci se cachait devant tant d’éclat. Ses habits étaient toujours impeccablement amidonnés et produisaient un frou-frou craquelant à chacun de ses déplacements.

Elle était « adja », partait plusieurs fois par an à la Mecque, pour le grand et le petit Pèlerinage, qui lui servaient de prétextes « pieux » pour mener ses activités commerciales.

Elle avait une cour de griots et courtisans, qui à la moindre occasion, surtout en public, chantait ses louanges et ses bienfaits. Elle les récompensait par moult billets de banques, qu’elle distribuait à tour de bras à ses laudateurs. Badiene était toujours accompagnée de son intendant-homme à tout faire, Mamour, un petit homme sec et aux yeux de furet, toujours habillé avec des habits trop amples pour lui, qui lui tenait un cartable rempli d’argent, servant, comme elle le disait, à gérer ses « petites dépenses imprévues ».

Elle était d’une certaine corpulence, une vraie « drianké » comme on disait, et son visage, toujours fardée à outrance, affichait en permanence un sourire lisse masquant la grande froideur de ses yeux. Il lui fallait chaque jour des heures pour se maquiller, car elle tenait absolument à cacher les rides qui se dessinaient aux coins de ses yeux et la vieillesse qui faisait petit à petit tomber ses joues et son menton. De profonds cernes se creusaient sous ses yeux mais ceux – ci n’étaient pas dus à la vieillesse mais plutôt à ses activités nocturnes.

En effet, quasiment chaque nuit lorsque toute la maisonnée était couchée, le gardien laissait entrer un jeune homme, très souvent différent de celui de la soirée précédente, qui allait rejoindre Badiene pour la nuit, car elle était d’un appétit sexuel vorace et sa réputation de mangeuse d’hommes faisait courir tous les gigolos de la capitale, qu’elle rétribuait grassement pour leurs prouesses nocturnes. Parfois un parmi eux s’installait pour quelques jours ou quelques semaines dans la maison.

C’était en général le dernier qui avait apporté le plus de satisfaction à sa maitresse, jusqu’à ce que celle – ci se lasse de son jouet et jette son dévolu sur un nouveau cupidon. Malgré tous ses efforts ses mains tachetée par le temps trahissaient son âge et ressemblaient à des serres tordues par une arthrite qu’elle combattait à force de bains chauds et de breuvages traditionnels.

Badiene était toujours souriante mais on l’entendait rarement rire. Elle parlait d’un air posé et froid, sans jamais élever la voix, mais savait se faire entendre, car personne n’osait l’interrompre lorsqu’elle prenait la parole.

Badiene dit à Fatou qu’elle lui offrirait le couvert et le gite en entendant qu’elle retrouve ses parents, mais à condition qu’elle travaille comme domestique chez elle.

Fatou lui répondit poliment qu’elle la remerciait du fond du cœur de l’avoir accueillie, mais qu’elle ne voulait que retrouver ses parents et poursuivre ses études.

Cela fit rire la maitresse de maison, qui, narquoisement, lui dit qu’une jeune fille venant de la brousse ne devait pas nourrir trop d’espoirs arrivée à la capitale. Les possibilités étaient en effet minces pour les filles comme elle.

— Ma pauvre fille, lui dit-elle, sors, va chercher une école où tu pourras apprendre, et par la même occasion trouve où vivre, dormir et de quoi manger. Ma maison n’est pas un asile où l’on dort et mange gratuitement. Si tu veux y rester, il faudra travailler, au sinon retourne dans la rue où je t’ai trouvée.

Fatou ne sut sur le coup quoi répondre, hésitant entre l’inconnu de la rue et la relative sécurité de sa dame d’accueil. Finalement, après un instant de silence, elle répondit à Badiène qu’elle acceptait de rester et de travailler pour elle, mais à condition qu’elle puisse une fois par semaine aller à la recherche de ses parents dans la capitale.

Badiène n’y vit pas d’inconvénient, et annonça donc officiellement à la maisonnée qu’ils avaient une nouvelle domestique, qui serait là pour aider Nogaye dans ses tâches de gouvernante.

Nogaye accueilli très mal la nouvelle, et n’hésita pas à le faire savoir à sa patronne. Elle n’avait pas besoin d’aide, lui dit-elle, à moins que Badiène ne fut pas satisfaite d’elle, ce qu’elle ne lui avait jamais dit. Badiène la rabroua vivement, lui disant qu’elle ne lui permettait pas de contredire ses décisions.

Fatou sentit immédiatement qu’elle s’était faite une ennemie en Nogaye, qui effectivement ne lui rendit pas la vie facile. Chaque jour venait avec son lots de réprimandes, d’insultes à peine voilées, de tâches les plus difficiles les unes que les autres. Fatou était véritable bonne à tout faire, du nettoiement des latrines des domestiques au lavage à la main des habits de toute la maison. Nogaye lui faisait même nettoyer la case des moutons, et Fatou faillit plusieurs fois s’évanouir face à la puanteur acre des urines et déjections des nombreuses brebis et béliers de race qui été élevés dans une case collée au garage.

Elle se couchait très tard, après avoir fini son service de diner, débarrassé la table, diner elle-même les yeux mi-clos, à moitié endormie, pour être réveillée aux aurores, rompue de fatigue. Ses seuls véritables moments de répits étaient les jours où elle quittait la maison, située dans le quartier du Point E, pour aller à la recherche de ses parents.

Jusqu’à présent ses recherches s’étaient révélées infructueuses et pendant de longues semaines elle avait erré dans les rues et quartiers populaires de la capitale, n’osant pas aller trop s’éloigner de peur de se perdre. N’ayant trouvé aucun renseignement sur ses parents, elle interpellait les gens dans les maisons, mais à chaque fois on lui répondait par des dénégations ou des informations qui ne menaient à rien. Finalement, au bout de plusieurs semaines de vaines recherches, elle se décida à renoncer, mais continua à profiter chaque semaine de son jour de « liberté » qui lui permettait de s’évader de son dur quotidien.

Elle veillait à rentrer avant la nuit, où juste après le crépuscule, car les rues de la ville n’étaient pas très sûres, lui avait-on dit. De plus, elle avait été sévèrement réprimandée par Badiène un soir où elle était rentrée plus tard que d’habitude et avait croisé à la porte de la maison un des amants de la maitresse de maison.

Chacune de ses sorties étaient pour elle une occasion de découvrir la capitale. Il lui arrivait parfois de marcher des kilomètres, dépassant Tilène et la Médina pour arriver jusqu’au Plateau. Elle se promenait sur la Place de l’Indépendance, admirait le Palais de la République et déambulait entre les marchandes du Marché Kermel, humant l’odeur des fleurs et des fruits qu’elle y voyait. Elle poussait quelques fois ses pas jusqu’au Cap Manuel. Elle s’asseyait alors face à la mer, oubliant ses peines et son lit de paille mouillée de larmes, et admirait l’océan, rêvant d’aller à Gorée qu’elle voyait briller au loin tel un joyaux sur l’écume, et pourquoi pas au-delà…

A l’ombre des lampadaires

Fatou mit à profit ses sorties pour acheter des livres, avec le petit pécule que lui payait Badiène en guise de salaire. Elle les achetait d’occasion, livres écornées aux pages jaunies par le temps, acquis auprès des libraires « par terre » qui se trouvaient sur l’avenue Emile Badiane en remontant vers le marché Sandaga. Dans un premier temps elle acheta beaucoup de livres pour enfants, aux couvertures vives et aux gros caractères. Elle se délectait des histoires simples et niaises qu’elle lisait, racontant des contes et histoires extraordinaires qu’elle rêvait de vivre.

Elle se passionnait des aventures du Club des Cinq d’Enid Blyton, des enquêtes de Fantomette, avait découvert les Contes d’Amadou Koumba de Birago Diop, et riait à la lecture des aventures et des tours de Leuk le Lièvre, si bien racontés par L.S. Senghor et Abdoulaye Sadji.

Il lui arrivait souvent de ne pas bien comprendre la signification de certains mots. Elle s’était alors procuré un dictionnaire illustré Larousse, que lui avait cédé son principal revendeur de livres, Souleymane, un vieux monsieur qui s’était très vite pris d’affection pour la jeune fille qui était venue un jour dévorer les yeux les livres sur son étal.

Le vieux Souleymane était également écrivain public, et son commerce de livres d’occasion se trouvait près du Service d’hygiène sur l’avenue Blaise Diagne. Il était réputé pour sa belle calligraphie, et beaucoup de monde venait recourir à ses services pour la rédaction soit d’une lettre à un parent, soit d’une correspondance officielle destinée à une quelconque administration. Il arrivait même parfois qu’un haut fonctionnaire vienne recourir à ses services, en envoyant son chauffeur, restant dans sa voiture officielle noire immatriculée SO.

Il vendait des livres de tous genres, des magazines Paris Match et Nous Deux datant de plusieurs années, des bandes dessinées Blek et Zambla, des stylos et crayons, des rames de papier jauni, des timbres et de la petite papeterie.

Il cachait derrière les livres « pour tout le monde » d’autres ouvrages, réservés à une clientèle particulière, plus adulte et à la recherche de « sensations fortes ».

Ce fut le vieux Souleymane qui apprit à Fatou à se perfectionner en lecture et en écriture, devenant pour elle un véritable maitre d’école. Le vieux Souleymane n’avait jamais eu d’enfant, et ne s’était pas remarié à la mort de sa femme quelques années plus tôt.

Il disait à qui voulait l’entendre que personne ne voudrait d’un vieux gâteux grincheux comme lui et que Dieu devait bien avoir une raison de ne pas lui avoir accordé de bouts de bois de Dieu, car « Allah n’est pas obligé ».

Il vivait seul, dans une petite maison située dans le quartier de la Médina. Sa vie était réglée comme une horloge. Ancien petit fonctionnaire des Postes, il s’était reconverti à sa retraite dans la vente de livres d’occasion et de papeterie.

Ses cheveux et sa petite barbe blanche lui donnait un air respectable de patriarche et ses yeux étaient toujours remplis d’une grande bonhommie. Ses habits étaient toujours impeccablement repassés, et un bonnet immaculé couvrait en permanence sa tête. Une vieille femme venait trois fois par semaine lui faire le ménage et son linge, et il achetait ses repas dans une gargote de la Médina où il avait ses habitudes.

Il fumait la pipe, son seul vice disait-il en riant, car il fallait bien en avoir un au moins, dans cette vie, pour avoir quelque chose à raconter à son Créateur le Jour du Jugement Dernier.

Fatou pris l’habitude d’aller s’assoir près du Vieux Souleymane ses jours d’escapades, l’aidant à ranger les livres et conseiller les clients à la recherche de tel ou tel ouvrage. Entre deux clients, Souleymane faisait répéter à la jeune fille les lettres de l’alphabet, lui faisait écrire interminablement les mêmes mots sur un cahier d’écolier, jusqu’à ce que la jeune fille ait parfaitement calligraphié « toto va au marché avec tata ». Il était très pointilleux, fronçait les sourcils lorsque Fatou commettait une faute, et lui donnait des leçons à faire pour leur prochaine séance la semaine suivante.

A la maison, Fatou cachait soigneusement sous son matelas les livres et ses cahiers, de peur que les autres domestiques ne se moquent d’elle ou tout simplement déchirent ses précieux trésors. Ils étaient son seul bien sur Terre, se disait-elle en les caressant le soir avant de s’endormir.

Il lui arrivait souvent de s’assoir près d’un lampadaire public, pour lire lorsque la nuit était tombée. Elle s’éclipsait alors discrètement de la maison, ayant trouvé un complice, le gardien, qui lui ouvrait le portail à son retour. Ses yeux se plissaient lorsqu’elle lisait, et refusaient de rester ouvert, assommés par la fatigue du labeur de la journée. Mais Fatou s’entêtait à parcourir les pages de ses livres et à faire ses leçons, jusqu’à ce qu’une brise vienne la faire frissonner de peur en lui susurrant que Leuk Daour viendrait l’enlever si elle ne se dépêchait pas de rentrer avant nuit noire. Elle regagnait alors la maison, en refusant poliment les avances du gardien qui lui proposait avec force clins d’œil lubriques de venir le rejoindre dans sa guérite.

Heureusement, elle n’était jamais dérangée lorsqu’elle était avec le Vieux Souleymane, car tout le monde la prenait pour sa fille.

Elle avait proposé plusieurs fois au Vieux Souleymane de venir chez lui pour lui faire le ménage ou son linge, en contrepartie des leçons qu’il lui donnait, mais le vieux monsieur avait toujours catégoriquement refusé, disant qu’elle avait déjà assez de travail chez sa patronne pour qu’il vienne lui en rajouter. De plus, avançait-il, il éprouvait un réel plaisir à aider la jeune fille, qui après tout avait accepté de tenir compagnie à un vieux grincheux comme lui.

Fatou avait soif d’apprendre, et s’améliorait de jour en jour, ingurgitant à une vitesse folle les leçons du vieux Souleymane, qui s’étonnait d’ailleurs de la rapidité avec laquelle la jeune fille apprenait. Elle pouvait maintenant parfaitement lire, avait encore quelques difficultés à écrire, mais c’était dû à la ferme volonté de son maitre qui exigeait qu’elle ait une écriture irréprochable.

Des années plus tard, d’ailleurs, le vieux Souleymane lui renverrait une de ses lettres qu’elle lui avait écrites, avec les fautes d’orthographe et de grammaires corrigées et soulignées en rouge, ce qui fit bien rire Fatou.

Elle s’entendait bien avec le vieux monsieur, qui lui donnait des conseils avisés lorsque Fatou lui racontait les malheurs qu’elle vivait chez sa patronne. Il lui demandait d’être patiente, et que bientôt surement se présenterait à elle une opportunité de retrouver ses parents à Dakar, qui était si petit, et de quitter sa patronne.

Fatou prenait donc son mal en patience, sa bouffée d’oxygène hebdomadaire l’aidant à tenir le coup, à l’ombre des lampadaires…

Tu es une femme, ma fille

Fatou allait sur ses quinze ans, et les formes qui se dessinaient à l’époque de son séjour chez son « oncle parent éloigné » s’étaient pleinement révélées. Elle était devenue une jeune fille magnifique, au teint aussi noir que la nuit. Son visage, ovale, faisait ressortir la beauté de ses grands yeux, qui semblaient regarder le monde avec étonnement et plein de questions à poser. Sa bouche était ronde, et ses lèvres toujours légèrement entrouvertes faisaient voir la blancheur de ses dents impeccablement alignés. Etrangement, ses cheveux étaient plus lisses que crépus, particularité due à une lointaine ascendance mauresque du côté de sa mère. Ses sourcils étaient drus, et mettaient encore plus en valeur la longueur de ses cils. Son nez, assez long, avait des narines légèrement frisés, qui lui donnaient un petit air moqueur. Une petite cicatrice fendait une de ses joues, souvenir d’un éclat de verre qui l’avait blessé lorsqu’elle était enfant. Ses seins étaient déjà ronds et lourds de féminité et ses hanches, étroites, supportaient un dos toujours droit, faisant ressortir la cambrure de ses reins. Elle était grande pour son âge, mesurait près d’un mètre soixante-treize, et dépassait d’une tête Maïmouna, la fille de Badiène, qui était pourtant plus âgée qu’elle de deux années.

Lama, le boy cuisinier de Badiène, n’arrêtait pas de la complimenter sur ses formes et sa beauté, en raillant la fille de la patronne, qui n’aurait jamais la beauté de Fatou, maigre qu’elle était. Il n’en ratait pas une pour prononcer des propos moqueurs et acerbes à l’endroit de toute la maisonnée, n’ayant de la clémence que pour Fatou et Ablaye, le fils ainé de Badiène qui était à l’étranger et qui était selon lui le fils parfait. Lama ne s’entendait pas du tout avec Nogaye, et avait pris Fatou sous son aile dès qu’il avait constaté que la Gouvernante menait la vie dure à la jeune fille. C’était d’ailleurs Lama qui avait rassuré et conseillé Fatou lorsque celle-ci avait vu ses premières règles et s’était précipitée paniquée et pleurant chez lui cuisinier en disant qu’elle perdait du sang mais ne se souvenait pas de s’être coupée.

Fatou appréciait Lama, bien que ses airs efféminés l’étonnaient et la gênaient un peu. Le chauffeur et le gardien de la maison détestaient cordialement le cuisinier, qui ne se gardait pas de se moquer d’eux en leur disant avec force roulements d’yeux et sifflements « tchipeutou » méprisants que malgré toute l’animosité qu’ils avaient à son égard, ils ne trouvaient aucune gêne à engloutir les repas qu’il préparait.

La jeune fille ne croyait pas le boy lorsque celui-ci la complimentait sur sa beauté. Elle ne se trouvait pas belle, détestant ses fesses, qu’elle trouvait trop rebondies, ressemblant à une calebasse à l’envers, disait-elle. La seule partie d’elle qu’elle aimait était ses cheveux, qu’elle peignait soigneusement chaque soir, après les avoir enduits d’un mélange de beurre de karité et d’huile de neem que lui avait enseigné sa mère.

Pourtant, elle attirait manifestement les regards, car chaque fois qu’elle sortait de la maison, pour aller au marché, à la boutique du quartier ou se rendait auprès du Vieux Souleymane, elle ne manquait pas d’être abordée en chemin par des hommes, jeunes, vieux, qui lui demandaient son nom et où elle habitait. Elle ne répondait jamais aux avances de ces inconnus qu’elle croisait et qui lui faisaient peur.

Lama aussi y allait de ses conseils, mais il lui disait que bientôt la vieille Nogaye allait arrêter et que Fatou prendrait sa place de gouvernante de la maison. Pour lui, aucun autre avenir que celui de domestique ne se présentait à Fatou, et il lui disait qu’il allait la présenter à un de ses neveux menuisier qui pourrait être un bon époux pour elle le moment venu. Fatou riait à ces propos et lui disait qu’elle n’avait pas du tout envie de se marier avec un menuisier.

A la maison, en plus de Nogaye, Maïmouna, la fille de Badiène, lui menait également la vie dure. La jeune adolescente gâtée ne manquait pas une occasion d’humilier Fatou, surtout devant ses amies d’école venues passer la journée. Elle lui demandait même de laver ses dessous, et de ranger ses habits. Lorsque Fatou le faisait, Maïmouna se tenait près d’elle, en lui disant qu’elle la surveillait car elle était persuadée qu’elle lui avait déjà volé des habits qu’elle ne pourrait d’ailleurs jamais s’offrir.

Maïmouna était follement jalouse de Fatou, lui enviant sa beauté, sa grande taille et ses formes. Elle était elle-même très maigre, ayant cédé aux sirènes des mannequins européens qu’elle admirait dans les magazines que sa mère lui achetait. Pourtant, elle se moquait tout le temps de la noirceur de Fatou, l’appelant « charbon » et lui disant qu’aucun homme ne s’intéresserait jamais à une femme aussi noire qu’elle. Maïmouna avait hérité du regard froid et des lèvres minces de sa mère, sa bouche affichant en permanence une moue d’enfant gâté. Pour sa mère, rien n’était trop beau pour elle, et Badiène ne rechignait jamais à accéder aux caprices de sa fille adorée.

Elle lui donnait de l’argent à tour de bras, de fortes sommes que Maïmouna allait dépenser en quelques heures avec ses copines, faisant le tour des boites de nuit de la capitale ou s’achetant des babioles inutiles mais « à la mode ». Elle tenait à être à la page, toujours la première à avoir les derniers habits sortis en France ou aux Etats-Unis. Elle fumait, mais le cachait soigneusement à sa mère, comme les pilules contraceptives qu’elle dissimulait dans un coin d’un de ses tiroirs et que Fatou avait trouvées un jour, par terre dans la chambre, se demandant quel médicament cela pouvait bien être.

Maïmouna avait été folle de rage lorsque Fatou lui avait tendu la plaquette, l’arrachant de ses mains, et lui criant que si jamais elle la retrouvait à fouiller dans ses affaires elle la ferait renvoyer.

Maïmouna était de teint assez clair, mais cela était beaucoup plus dû aux produits éclaircissants qu’elle utilisait et qui faisait apparaitre des traces noirâtres sur les jointures de ses doigts. Elle se défrisait régulièrement les cheveux, qui étaient drus et crépus, à son grand désespoir. Elle était anorexique, pouvant rester quasiment deux jours sans manger à part des yaourts qu’elle buvait pour « garder la ligne », disait-elle.

Elle avait deux amies, Fanta et Zeynab, la première d’origine malienne, la seconde métisse sénégalo-libano-syrienne. Elles étaient toutes les trois dans la même classe de Première, dans une école privée catholique de Dakar qui accueillaient des « enfants gâtés de riches » comme elles. Il lui arrivait parfois de rentrer des cours les yeux tombants et rougis ou l’haleine lourde, car ses camarades de classe et elles avaient pris l’habitude d’aller fumer de la marijuana et de boire de l’alcool dans la chambre d’un de leurs camarades plus âgés qu’eux et qui habitait non loin de leur établissement. Lorsqu’elle arrivait dans cet état, elle s’enfermait dans sa chambre, et refusait de sortir, en prétextant des migraines ou des devoirs à faire.

Maïmouna n’était pas belle, elle avait hérité du visage anguleux de son défunt père, et de ses pommettes saillantes. Elle le savait, et s’était persuadé que s’éclaircir la peau et porter toujours la première les derniers habits à la bonne la rendrait attirante, ou du moins digne d’intérêt, surtout aux yeux de Thierno, le « grand » chez qui ils allaient fumer et boire. Elle était convaincue de l’aimer, et ne cessait de le harceler avec des petits mots et des messages qu’elle lui faisait parvenir par l’intermédiaire de Fanta et Zeynab qui riaient sous capes des tentatives désespérées de leur amie.

Thierno était un des caïds de l’école, un des « cadors » qui trônaient dans la cour des grands. Il était toujours en jeans délavés et déchirés et ne peignait jamais ses cheveux, tignasse hirsute qui refusait à son grand dam de devenir des dreadlocks. Il avait redoublé plusieurs fois et était toujours assis au fond de la classe de Terminale, un cure-dent au coin de la bouche, les bras croisés, ses yeux tombant et injectés de sang défiaient les professeurs qui avaient renoncés depuis belle lurette à tirer de lui quelque chose de bon. Sa présence dans l’établissement n’était due qu’aux fortes sommes que son père, grand dignitaire du régime, versait à l’école, car son fils avait été refusé ou renvoyé de quasiment tous les établissements privés et publics de la capitale.

Il ne faisait rien de ses journées scolaires, à part bailler en classe, raconter des blagues salaces et inciter les jeunes filles à venir le voir dans sa chambre, en compagnie de sa bande de copains aussi dégénérés que lui. Il était en permanence imprégné d’une odeur de chanvre et d’alcool, et rares étaient les fois où il avait été lucide.

Il se moquait avec ses copains des avances de Maïmouna, cette petite pimbêche maigrichonne sans style malgré tous ses airs et ses habits à la mode. Mais il ne manquait pas une occasion de lui soutirer de l’argent, profitant sans regret de la faiblesse de la jeune fille à son égard.

Il se pensait intouchable, grâce au pouvoir et à l’argent de son père, et ne répondait ni aux injonctions des professeurs, ni à celles du surveillant général et du directeur de l’école, qui n’hésitaient pas à le garder plusieurs week-ends en retenue, sans aucun résultat.

Il ne savait pas que des années plus tard il irait répondre aux injonctions de son Créateur, en finissant noyé ivre mort dans la piscine de la maison de ses parents, après avoir laissé sa vie se noyer dans les effluves du yamba et les vapeurs de l’alcool.

L’amant

A la maison les vas et viens des amants de Badiène étaient devenus une habitude quotidienne pour la propriétaire des lieux.

Elle semblait se rendre compte que le temps prenait le pas de manière inéluctable sur toutes ses tentatives de rester attirante. Elle voulait profiter des dernières minutes, heures, secondes, que lui accordait encore son physique, dévorant jeunes et moins amants sur amants, de l’âge parfois de son fils ainé. Il arrivait des jours où plus de deux « mâles » passaient dans la résidence, l’un déjeunant, l’autre dînant, tandis qu’un troisième devait surement venir prendre le petit déjeuner.

La dame multipliait les fêtes chez elle, souhaitant désormais recevoir le plus souvent « sa cour » dans son domaine. Elle tenait à étaler sa richesse, qu’elle avait acquise à la seule sueur de son front, aimait-elle à dire, et non pas grâce à la fortune que son défunt « El Hadj » lui avait laissée, abandonnée, mort un jour bêtement d’une crise cardiaque, chez une de ses nombreuses maitresses.

Chaque deux jours festins et grand bal se déroulaient, avec leurs défilés de griots et de laudateurs de tous vents. Elle avait même embauché un orchestre, spécialiste en musique cubaine, qu’elle adorait. De loin dans le quartier on entendait les chants du « maestro » Demba et de ses acolytes, orchestres qui n’avait de nom que l’harmonie avec laquelle ses membres, véritables pieds nickelés, éclusaient les bouteilles de vins et autres liqueurs que Badiène leur offrait à volonté.

La maitresse de maison trônait chaque soir au milieu de sa cour, prenant néanmoins soin de ne pas s’afficher avec son amant du jour, qui discrètement, restait dans un coin de la salle des banquets, à une distance assez raisonnable mais toujours dans l’angle de vision de sa « patronne » qui surveillait toujours de près son « acquisition ».

La nuit, malgré toute la discrétion que voulait apporter Badiène à ses ébats, on entendait parfois des cris, le vigoureux amant du jour « régalant » probablement avec force coups de boutoirs sa maitresse d’un soir.

Ils repartaient le lendemain, pour la plupart les poches remplis de billets de Francs CFA et exceptionnellement de quelques bijoux en or, s’ils avaient réussi à satisfaire plus que d’habitude leur maitresse, qui savait toujours se montrer généreuse, surtout pour acheter le silence de ses hommes d’un moment.

Il fut un temps où un des amants de Badiène, Moustapha, s’installa un peu plus longtemps.  Il y demeura plus de deux semaines, reparti quelques jours et revint, rapportant avec lui une petite valise.

Lama, avec son air sarcastique, dit à Fatou que la maison avait enfin trouvé « un étalon digne du lit et des fesses dodues mais fripées de la maitresse ».

Fatou rit à gorge déployée de cette pique si acerbe mais habituelle venant du maitre-cuisinier. Elle essayait de ne pas prêter attention à ces va-et-vient, restant sagement dans son coin, continuant à dévorer livres sur livres que le Vieux Souleymane lui fournissait.

Le nouvel amant se comportait comme maitre des lieux, s’arrogeant même le droit de s’assoir aux côtés de Badiène lors de ses fêtes et banquets, sans que cela ne la gêne, manifestement. Il n’était pas plus attirant ou beau que les autres amants qui l’avaient précédé, mais il dégageait un air, une aura, qui le rendait mystérieux, inaccessible.

Moustapha avait un physique de lutteur en devenir, ses muscles frémissants sous ses habits à chacun de ses mouvements. Sa bouche exprimait en permanence une légère moue d’ennui, comme s’il n’en avait cure du monde qui l’entourait.

Il venait du centre du pays, et ses mains rêches et fortes montraient à quel point il avait durement bêché en vain les terres arides des champs de son défunt père. Moustapha avait décidé comme tant d’autres de tenter sa chance à Dakar, mais avait choisi pour « réussir » de se vendre au plus « offrant » contre espèces sonnantes et trébuchantes.

Sa réputation d’amant infatigable était passé de bouches à oreilles, ou plutôt de lits en lits, jusqu’à ce qu’il se retrouve dans celui de Badiène.

Maïmouna, la fille de Badiène, éprouvait une forte attirance pour lui, n’hésitant pas, loin des yeux de sa mère, à lancer à l’amant des sourires et regards forts aguicheurs, accourant pour satisfaire chacun de ses caprices, tout en disant hypocritement que c’était son « nouveau papa ».

Elle disait à ses amies que tôt ou tard elle réussirait à l’attirer dans son lit, elle aussi.

Mais Moustapha n’avait cure des regards langoureux et des tentatives de séduction de Maïmouna, car Moustapha n’avait d’yeux et d’intérêt que pour Fatou la belle, Fatou la noire

Il faisait appel à ses services le plus souvent qu’il lui était permis, lui demandant d’aller lui acheter des cigarettes, du parfum, n’importe quoi, mais toujours lorsque Badiène n’était pas là.

Lorsqu’il était en face de Fatou, il la regardait fixement, en profitant pour lui tenir la main et la caresser doucement. Il se mettait souvent debout, sa taille dépassant celle de la jeune fille, son corps semblant la dominer. Son regard passait sur le visage de Fatou, se glissant sur son décolleté et ses seins qui pointaient, pour finir sur son tour de taille.

Fatou était extrêmement troublée à chaque fois qu’elle se tenait en face de Moustapha. Son cœur battait la chamade, elle ressentait au fond d’elle une peur, celle d’une proie face à son prédateur, mais elle sentait aussi, poindre dans son ventre, une boule de chaleur diffuse qu’elle n’avait jamais éprouvée.

Elle n’osait en parler même à Lama, de peur d’être jugée et elle essayait du mieux qu’elle pouvait d’éviter l’amant. Fatou avait peur, de ce qu’elle ressentait, car c’était la première fois que son corps vibrait à chaque fois qu’elle se trouvait à proximité d’un homme. Mais Fatou avait peur surtout de Badiène, qui tenait jalousement à ses amants comme un rapace tenant son gibier entre ses serres acérées.

Moustapha, cependant, sentait que Fatou était sensible à ses regards, à ses légers attouchements. Il profitait donc de la moindre occasion, pour un oui ou pour un non, pour venir dans l’espace réservé aux domestiques, en espérant y trouver seule la jeune fille et prétextant à ceux qui le trouvait en train de roder qu’il venait donner son linge à repasser.

Il lui arrivait parfois de réussir à la « coincer » dans un angle du domaine, tentant de la prendre dans ses bras, par la taille, mais à chaque fois Fatou arrivait à se dérober, à fuir celui qui l’attirait tant.

Un jour, cependant, en une fin d’après-midi, alors que Badiène était sortie pour régler une affaire urgente avec son notaire, Moustapha réussi à trouver Fatou seule dans sa chambre, les autres domestiques étant allé vaquer à leurs occupations ou partis pour préparer la fête de la Tabaski.

Il trouva Fatou allongée sur son lit, en train de dévorer, encore et toujours, les livres du Vieux Souleymane. Il n’y avait pas un chat aux alentours, et seul le chant des oiseaux appelant le soir et la lune, s’entendait, tandis qu’au loin le muezzin d’une mosquée les fidèles appelait.

Moustapha entra doucement dans la chambre, et s’assit sur le lit, sans un bruit. Fatou senti sa présence, se retourna, bondit hors du lit, et alla se réfugier dans un coin de la pièce si exiguë.

Ses yeux étaient écarquillés, apeurés, et le battement frénétique de son cœur l’essoufflait. Elle essayait nerveusement de ramener sur ses jambes le léger pagne qu’elle portait, mais qui ne cachait rien de son corps et de ses formes d’une jeune fille devenue femme :

— « Que fais-tu là ? dit-elle la voix tremblante à Moustapha.

— N’ai pas peur, Fatou, lui répondit doucement Moustapha, je ne suis venu que pour toi

— Je n’ai pas peur de toi, j’ai peur de Badiène et qu’elle nous trouve ici

— Badiène n’est pas là, et c’est pour cela que je suis venu, pour toi, Fatou

— Sors, s’il te plait, je t’en supplie, au sinon je vais crier, lui dit Fatou, la voix tremblante

— As-tu vraiment envi que je sorte ? Je ne pense pas que tu crieras, lui dit Moustapha, tout en se levant et se dirigeant vers la jeune fille

— Je t’en conjure, pour l’amour de Dieu, sors, s’il te plait », répondit Fatou, en reculant jusqu’à se retrouver coincée dans un angle de la chambre.

Fatou avait peur, Fatou tremblait, mais elle ressentait avec cette peur une sensation qu’elle n’avait jamais éprouvé. Ses jambes flageolaient, son corps vibrait, pris de frissons, et tandis que ses seins se durcissaient, elle sentait entre ses jambes une chaleur douce et diffuse monter.

Moustapha s’avança doucement vers Fatou, ne faisant pas le moindre bruit en se déplaçant, tel un félin qui enfin tenait sa proie qui ne pouvait plus lui échapper. Il ne quittait pas des yeux la jeune fille, semblant l’hypnotiser. Arrivé à sa hauteur, il l’enlaça, mais Fatou se débattit.

Il resserra doucement son étreinte autour de la taille de la jeune fille. Celle-ci se débattit fortement, mais le jeune homme exerçait sur elle une force calme, sûre, qui ne lui laissait le champ pour s’échapper. Elle essaya de le repousser de toutes ses forces, ses mains sur sa poitrine, et ensuite en tentant d’écarter de sa taille les mains qui descendaient vers ses cuisses.

Moustapha se serra encore plus à Fatou, collant son corps à celui de la jeune fille, prisonnière de cette étreinte empoisonnée qu’au plus profond de son âme elle ne voulait pas, ne souhaitait pas, malgré tout son corps qui l’y appelait.

Fatou se débattait, mais de plus en plus faiblement, mollement, jusqu’à renoncer, s’abandonner, son corps se collant aussi à celui de son geôlier.

Moustapha senti qu’il avait enfin gagné, et attira Fatou vers le lit. Il la coucha doucement, écarta le pagne de la jeune fille, tout en continuant à la fixer avidement, une seule once d’amour ne semblant luire dans ses yeux écarquillés.

Il serra plus fortement la taille de la jeune fille, afin d’affermir et assurer sa prise, lui susurrant de ne pas avoir peur, et brusquement, Fatou senti entre ses jambes une douleur atroce, comme celle qu’elle avait vécu ce jour-là, il y avait si longtemps, lorsqu’elle avait senti dans l’intimité de sa chair le froid brûlant de la lame de cette vieille dame tant honnie.

Elle hurla, se démena, se débattit, mais Moustapha la tenait fermement. En larmes, sentant s’écouler d’elle tout le sang de son corps, elle entendit son bourreau chantonner cette litanie tant haïe : « Tu es une femme aujourd’hui, ton corps est à moi, jamais tu ne m’oublieras, car j’ai fait de toi une femme, aujourd’hui… ».

Elle s’évanouie, dans la douleur, son sang et ses larmes ruisselant sur ce lit de peines et de pailles.

Ce que Moustapha ne savait pas, contemplant en souriant et ricanant Fatou évanouie, fier de son méfait accompli, est que Maïmouna l’avait suivi. De sa chambre, elle l’avait vu se diriger vers la concession des domestiques et entrer dans la chambrette de Fatou. Elle les avait épiés, derrière la porte, son cœur crevant de jalousie et d’envie de meurtre quand elle avait vu l’amant prendre cette moins que rien, cette trainée, dans ses bras.

Maïmouna surgit brusquement dans la chambre, hurlant, vociférant, ameutant toute la maisonnée. Elle se jeta toutes griffes dehors sur Moustapha, essayant de lui lacérer le visage. L’amant, abasourdi, était tétanisé ! Il essaya vainement de se débattre face à la furie, mais compris que son glas avait sonné lorsqu’il vit se précipiter dans la chambre Lama, d’autres domestiques et les gardiens. Il tenta tant bien que mal de remonter son pantalon, mais Lama ordonna aux hommes de mains de le maitriser.

C’est à ce moment-là que Badiène arriva. Informée par Nogaye, elle entra dans la chambre, jeta un regard vide sur la scène, méprisant sur Moustapha et rempli de haine sur le corps encore inerte de Fatou, que Lama tentait de réveiller.

Badiène ressorti de la cambre sans un mot, une colère noire brulant au fond de ses yeux.

A suivre…

Quand la « jalousie » de Fatou aura eu raison de mon manque de temps pour elle, j’écrirais la suite, avec un nouveau chapitre chaque semaine. Rendez-vous donc le samedi 18 avril 2020.

[1] La ville, la capitale, Dakar

[2] Sous vêtement masculin sans manche

[3] A Dieu va !

[4] Droit de passage

[5] Dakar

[6] Barcelone

Une réponse sur “Fatou Yo, un conte africain”

  1. J'ai repris en une seule fois l'intégralité du texte depuis le début de sa rédaction, et ai supprimé les posts précédents.
    Ce sera la dernière mise à jour de ce texte, car j'espère que vous lirez bientôt la suite des aventures de Fatou en tenant le livre entre vos mains…

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