Published in Dakar, February 22, 2009
Du ciel, la longue file de voitures s’étendait de Dakar à la Ville Sainte, s’allongeant sur des kilomètres de bitumes, goudron chaud et brulant, routes sinueuses et tortueuses, quelques fois planes et calmes, d’autres fois pleines d’embuches et de secousses, telles les voies, les voix, de la Foi, tels les longs chapelets blancs qu’égrenaient les milliers de pèlerins, psalmodiant les Noms de Dieu, lui priant de les amener sains et saufs à leur Sainte Destination.
J’allais à Touba.
J’allais répondre à l’appel de Cheikh Ahmadou Bamba.
J’allais répondre au son des muezzins de la Mosquée au cinq minarets, écouter la voix des Khassaïdes, la voix qui porte si haut, si loin, que de New York, Naples, Paris, Amsterdam, Milan, Brescia, des quatre coins de la Terre, ceux qui l’entendaient criaient « Mbacké ! »
C’était mon premier Magal, mon premier pas vers Serigne Touba.
Cent Quatorzième Magal, en ce 14 février.
Nous avions quitté Dakar vers 19h30, et les embouteillages avaient commencé dès Thiaroye. Nous fîmes une halte à une station Touba Oil à Fass Mbao, pour acheter à diner dans leur fast food. De « fast » il n’en avait que le nom, car nous attendîmes 45mn pour deux pizzas qui se révélèrent infectes.
Et moi qui me disais, pour prendre mon mal en patience, que le cuistot devait surement nous préparer avec amour et dévotion de délicieuses pizzas, j’en fus pour mes frais! Finalement je me rebattis sur les chips que j’avais achetées à la boutique de la station-service. J’ai toujours adoré en grignoter lors de mes voyages à l’intérieur du Sénégal.
Je découvris également les vertus des pastilles artisanales de gingembre, faites maison, vendues dans de petits sachets dans lesquels était glissé un petit mot en décrivant les mérites, beaucoup, sauf celui pour lequel le gingembre était réputé.
J’en mâchouillais tout au long de la route, la bouche et les oreilles en feu, mais au moins calmant ma toux qui s’était déclarée plus tôt le matin.
Je fumais aussi, emmagasinant mon stock de goudron et de nicotine, puisqu’à Touba fumer était prohibé.
A l’entrée de Rufisque je pris la route annexe, parallèle à la rue principale, traversant les quartiers se trouvant au bord de la mer, entre le canal débordant d’immondices et les remparts de pierre vainement construits contre les assauts de l’océan.
Cette ville m’avait toujours fait déprimer, et bien qu’elle était la ville natale de mon père, là où d’ailleurs il reposait, je ne m’était jamais senti lié à elle.
Rufisque a toujours été pour moi une ville trop proche de Dakar, la proximité de la capitale l’empêchant de s’émanciper, de se développer, l’enfermant dans un statut de sous-banlieue, qui s’accrochait à son passé glorieux de quatrième commune.
On traverse cette ville, on ne s’y arrête jamais. J’avais bien fait d’avoir pris la voie parallèle, car ça roulait, jusqu’à Thiawlène, le quartier natal de mon père, à la sortie de Rufisque, là où se trouve encore la maison de mes grands – parents, toujours debout face à la mer.
Je suis Lébou, voyez – vous, pur jus d’eau salée, fier d’être d’Adéane, Ouakam, Ngor, Yoff, Teunguedj, Bargny, Ndakarou, descendant de pécheurs, fiers, têtus et susceptibles, compliqués et querelleurs, vindicatifs et aux propos loin d’être châtiés.
Je suis Lébou, figurez – vous, descendant de ceux qui affrontent les hautes vagues froides de l’Atlantique sur de frêles esquifs, le vent et le sel rendant leur peau plus noire et rêche que toutes les peaux noires de ma noire race.
Je suis de ceux qui n’écoutent jamais et n’en font qu’à leur tête, de ceux qui de Guet Ndar à Ngaparou, ont donné pour quelques sous toutes leurs terres aux blancs et aux venants.
Je suis de ceux qui oublient chapelets et prières lorsque l’appel des ancêtres retentit et qu’il faut honorer par milles calebasses, rouges de sang et blanches de lait, l’esprit des aïeuls.
Toutes les voitures étaient bloquées à la sortie de Thiawlène, celles venant de la nationale marquant leur priorité sur celles qui avaient bifurqué sur les routes latérales.
Nous roulions au pas, et je sentis la main de mon père sur moi lorsque je longeais le cimetière où il repose.
Il me manquait tant, celui qui était parti sans crier gare, ni malade, ni souffrant, juste parti, tout simplement, un lundi, cinq jours après son retour de son unique pèlerinage, drapé dans ses habits d’El Hadj qu’il ne voulait surement pas tacher des choses vénales d’ici-bas.
Parti, tout simplement, porté en terre, aux côtés de sa mère Thiaba Gueye, par ceux-là même qui l’avaient accueilli avec faste et honneurs à son retour de la Sainte Terre.
J’ai souvent pensé que mon père, après avoir prié sur le sable blanc de la Mecque et de Médine, s’était dit que son heure était venue, et qu’il pouvait, enfin, lavé et absout, se reposer.
Sortant de mes rêveries, je dis à mon compagnon de route d’observer la voiture en face de moi.
Elle était tellement bondée que deux des passagers s’étaient installés dans le coffre, leurs jambes entremêlées. L’un d’entre eux, n’en pouvant plus, descendit pour se dégourdir les jambes, faire quelques pas, acheter du café Touba que vendaient pour l’occasion les petits gosses du quartier qui collaient leurs nez aux vitres en criant « Touba, café Touba! ».
J’adore le café Touba, je peux en boire à longueur de journée, et même au coucher. J’en achète n’importe où, n’importe comment, en costume ou sandales, lorsque je vois les vendeurs ambulants avec leurs bassines fumantes attachées à des fourneaux dont les braises réchauffent ce mélange vigoureux de café et de « diar » (clou de girofle et poivre de Guinée, xylopia aethiopica).
Dès que l’envie me prend je m’arrête et hèle l’ambulant par un «Psst, borom café ! ».
Ma femme rouspète tout le temps en me disant que ça ne le fait pas de s’arrêter en berline, costume, cravate, pour acheter dans la rue une boisson dont l’odeur l’insupporte.
Mais en bon lébou, je n’en ai cure, des quand dira-t-on…
Dans l’immédiat, j’évitais le 4×4 qui essayait de s’immiscer devant moi, me la jouant « suis plus gros que toi ». Sur ma droite un « Ndiaga Ndiaye » faisait des manœuvres et réussissait à s’insérer entre un camion et un autre de ses congénères.
La prouesse était de taille, car malgré la sienne, il avait réussi à se faufiler entre les pares – chocs.
Donnez une Formule Un à un conducteur de car rapide et vous verrez des miracles à faire pâlir d’envie Lewis Hamilton !
Nous sortîmes enfin du goulot de Rufisque, dépassâmes l’usine de la Sococim, d’où sortaient des dizaines de camions chargés de ciment.
Je mis pleins gaz jusqu’à Bargny, ralentissant sur les virages serrés en épingles. Je faisais attention, car la route vers le Magal avait toujours été dangereuse et mortelle.
D’ailleurs aux informations on avait déjà annoncé des graves accidents, dont celui d’un camion transportant des hommes et du charbon.
Certains avaient préféré prendre le train, mais même ce moyen de transport s’avérait peu sûr, car les wagons seraient bondés et surchargés, menaçant chaque instant de dérailler.
Lorsque je ralentissais ou se formaient des bouchons, me dépassaient sur ma droite et sur ma gauche, sans crier gare, des scooters, des mobylettes, pétaradantes ou rutilantes, transportant deux, voire trois passagers, dont la plupart n’avaient pas de casques.
Tous les moyens étaient bon pour arriver à bon port, et qu’importait l’inconfort du voyage, il fallait coute que coute arriver à Touba, accomplir son devoir de Mouride.
Pour garder mon esprit en éveil j’écoutais la radio, au lieu de mon Hip-Hop et R&B traditionnel, tout en devisant avec mon copilote de si agréable compagnie.
Je lui posais maintes questions sur Touba, le Mouridisme, les us et coutumes de cette confrérie si particulière.
J’étais un néophyte et ne voulais pas arriver sans un minimum de connaissance sur ma destination.
J’étais déjà allé à Touba, il y a quelques années de cela, lorsque je travaillais pour un milliardaire ayant fait fortune dans l’électroménager, le lait en poudre et les produits d’entretien et qui aujourd’hui vend des voitures allemandes et chinoises.
La première fois c’était la veille du Magal, d’ailleurs. J’étais venu pour le boulot, l’avais fait et avais repris la route, malgré l’insistance de mon patron qui voulait que je reste. J’étais arrivé à 4h du matin à Dakar, exténué.
La seconde fois j’étais en tournée, seul, en provenance de Saint-Louis, et être passé par la route de Louga, Dahra.
Je n’avais pas fait dix minutes dans la ville, car j’étais malade comme un chien, ayant ramassé une intoxication alimentaire dans un prestigieux hôtel de Saint-Louis.
Ma seule envie ce jour-là était de rentrer au plus vite chez moi, recroquevillé sur le volant, mes essuie-glaces balayant les nuées de criquets qui s’agglutinaient sur le pare-brise, roulant à 160 km/h, la sono à fond, la voix de 2Pac me disant de tenir le coup.
A d’autres époques, d’autres circonstances, mais aujourd’hui, enfin, une bonne raison m’amenait à Touba.
Avant d’arriver à l’intersection de Diamniadio, une polémique naquit entre mon passager et moi. Fallait-il prendre la route de Mbour ou celle de Thiès, et continuer jusqu’à Kébémer.
Je n’étais pas d’accord sur cette option, lui disant que je me voyais mal aller vers le nord pour repiquer vers le centre. ! Nous nous taquinions mutuellement, chacun déplorant le sens de l’orientation de l’autre.
C’était notre petit jeu à nous, de ne jamais être d’accord, comme mon père et ma mère, que je n’ai jamais vu du même avis sur un seul sujet, en trente-cinq ans de mariage. Pour clore les débats, je lui demandais d’appeler notre hôte, pour qu’il nous explique le chemin à prendre.
Finalement mon passager eu en partie raison sur moi, car nous. devions bel et bien passer par Thiès, mais prendre la voie qui menait vers Khombole, Bambey, Diourbel, Mbacké, Touba.
Je bifurquais donc vers Thiès, laissant sur ma droite la dangereuse route de Mbour, où tant d’accidents se produisaient.
La dernière fois que je l’avais empruntée, j’y roulais à une vitesse digne d’un TGV, me rendant à Saly pour une escapade chez Christine, charmante dame française ayant ouvert un campement très accueillant et agréable à vivre, et surtout, aux prix abordables.
En d’autres temps il m’arrivait d’aller au Lac Rose, Gorée, Saly, Saint-Louis, pour faire un break, m’éloigner de Dakar et de ses contingences quotidiennes problématiques.
Cela fait du bien de se sentir libre, sans attaches, oublier pendant quelques heures qu’on a des responsabilités, une famille à nourrir, un job à finir, l’essentiel étant que ce ne fut pour quelques heures, bien entendu.
Il faut prendre le temps de vivre !
Et me revinrent en mémoire ces mots écrits sur le fronton de ma chère école:
« Prends le temps d’aimer, c’est le secret de l’éternelle jeunesse ! »
« Prends le temps de rire, c’est la musique de l’âme ! »
« Prends le temps de VIVRE, car le temps passe VITE… Et ne revient JAMAIS ! »
Et me viennent à l’esprit ces mots penchés sur moi, ces écrits sur les murs de ma très chère école :
« Il ne dépend que de toi qui entre ici, que je sois enfer ou paradis »
Nous sommes ce que nous sommes. grâce à nos parents, nos amis, la rue, mais également et surtout, grâce à une école, celle des Pères Maristes.
Différents mais brillants, incompris, souvent, mais vaillants, fiers d’être les enfants de Victor Emmanuel Cabrita, Bouna, Pierre, Claver et les autres.
Petits mioches gâtés et vantards, marchant et criant, comme si le monde nous appartenait, et en effet, il nous appartient bel et bien aujourd’hui, n’est-ce pas, chers amis ?
Nous partîmes milles sur les routes de l’espoir, et seuls quelques-uns tombèrent en chemin.
Nous sommes toujours debout, différents, mais vaillants. On me dit souvent « vous, des Maristes… » d’un air « Pfff… ».
Que voulez – vous que je réponde, car je ne peux expliquer à quelqu’un qui n’a pas vécu et n’a pas été ?
Cette école se doit d’être particulière, car elle est éloignée du reste de la ville, isolée entre dunes et marais (ou du moins ce qu’il en reste).
Que voulez – vous que j’explique, à part que c’était un enchantement et un enseignement de voir à chaque mur un tableau, non pas noir, blanchi de craie, mais de belles œuvres d’arts, de voir à chaque coin des statues, à chaque porte des noms renommés ?
Que voulez – vous que j’explique, à celui qui n’a pas vécu, n’a pas été, dans les bosquets, n’a pas couru dans « Deggo », n’a pas goulûment dévoré les beignets de la mère Alidji ?
Je ne saurais expliquer par milles mots ce qui a fait de nous ce que nous sommes aujourd’hui.
Nous traversâmes Sébikotane et arrivés au Kilomètre 50 des souvenirs d’autres époques m’assaillirent. J’avais passé de très bons moments dans les parages avec un être qui m’est très cher, amie, âme sœur de plus de quinze ans.
J’en parlais brièvement à mon compagnon, lui expliquant que j’avais la chance d’avoir rencontré dans ma vie des gens exceptionnels, qui valaient le détour, comme on dit, et que mes amours et mes amitiés éternels m’avaient toujours permis de m’enrichir, d’élargir mon horizon.
Arrivés à Thiès, une foule de personnes s’agglutinait sur la chaussée, espérant un « yobaléma » ou un hypothétique bus de transport en commun vers Touba.
J’aime bien Thiès, la « capitale du rail » comme on dit, la ville des « Bouts de bois de Dieu », car elle est spacieuse et aérée, comme la ville de mon cœur, Abidjan,.
Abidjan, où je me sens comme chez moi, entre Yopougon et Deux Plateau, dégustant de délicieux macharons braisés à l’Ancien Combattant, me gavant de kédjénou, d’atiéké et aloko, descendus par une Tuborg glacée, et faisant des virés avec mes collègues en certaines « zones » d’Abidjan, dans les fameux bars climatisés, où sidéré je regardais les jeunes « damoiselles » en santiag et colliers autours de la taille (et rien d’autre), dansant et s’enroulant aux colonnes du bar, dans des mouvements dignes des plus grands clips de hip- hop américains. Ah, faut vite que je retourne au « Pays », moi !
Mais dans l’immédiat, j’étais en route vers Touba, et avais tourné vers Khombole, aiguillé par mon cornac qui s’acquittait consciencieusement de sa tâche, discutant de milles et un sujets pour que je ne m’ennuie pas et surtout ne m’endorme pas, bien que ce n’était pas mon habitude au volant.
La radio diffusait un débat « sur l’occasion », avec les sempiternelles « c’est la faute aux transports en communs, c’est la faute aux camions, c’est la faute aux usagers ».
Blablas habituels de donneurs de leçons qu’ils ne pouvaient eux-mêmes réciter.
Nous avancions tant bien que mal, parfois rapidement, des fois ne ralentis par des embouteillages ou des cortèges « d’officiels » passant en trombe, dans le hurlement des sirènes des motards mis à leur disposition. M’énervent…
A Diourbel les choses commencèrent à se gâter, comme me l’avait prévenu mon passager. Pire que Rufisque, cette ville-là, pour en sortir. Des tournants, à gauche, à droite, une file de voitures interminable, les gens énervés, fatigués, descendant pour marcher et uriner au pied d’un mur ou dans un champ, un terrain, leur bouteille d’eau à la main, s’accroupissant dans un coin.
Mon côté gauche, mon foutu cœur, avait recommencé à faire des siennes, la douleur lancinante devenant de plus en plus aigüe, et je m’arrêtais quelques instants pour faire quelques pas. J’en profitais pour fumer à grandes bouffées, deviser un peu avec mon copilote qui avait vraiment pitié de moi, observer les voitures de toutes sortes qui nous devançaient et nous escortaient.
Je remontais, fis cent mètres et aperçu un vendeur de café Touba. je me garais illico sur le bas–côté. Il me servit un café quelconque, où le sucre était la matière première, au lieu de la caféine.
Trop sucré et sans aucun goût. Le vendeur devait avoir fait des économies, ayant dilué au maximum son café pour vendre le maximum de petits verres minuscules, à 100 francs !
Le Magal créait des vocations, d’escrocs, me dis-je. Je me plaignis, disant au vendeur que son café était dégueulasse. Sa voisine, qui en vendait aussi, m’offrit gracieusement un verre, qui correspondait beaucoup plus à l’idée que ma langue se faisait d’un vrai café Touba ! Je la remerciais, buvais, tout en fumant, et repris la route.
Nous sortîmes enfin de Diourbel, et la circulation fut plus fluide, légèrement, jusqu’à Mbacké. Nous atteignîmes Touba vers 2h du matin, et primes à gauche, la route de l’héliport, en direction du quartier de Janatoul Mahwa (« le Paradis sur Terre »).
Enfin nous étions arrivés à Ndiarème, ou du moins, à l’orée de Touba, dont la Mosquée aux Cinq Minarets brillait de mille feux au loin, Lamp Fall éclairant la route des pèlerins.
Enfin, nous avions fini d’égrener notre chapelet de pèlerin sur les routes menant à Touba.
Enfin, nous pouvions aller prier, comme tant de millions de talibés, dans l’enceinte de la Sainte Mosquée de Serigne Touba.